dimanche 13 juillet 2014

Eau liquide

L'eau à l'état liquide possède la peu envieuse réputation d'avoir des propriétés anormales. La figure ci-dessus relate une expérience d'octobre 1657 réalisée à l’Accademia del Cimento (Académie de l’Expérience) de Florence [1]. Il s'agissait de la première expérience à caractère scientifique visant à démontrer l’existence d’un maximum de densité de l’eau liquide à une température légèrement supérieure (4°C) au point de congélation, ainsi que d’une dilatation brutale de l’eau lors de sa congélation. Pour réaliser cette expérience, les académiciens utilisèrent un tube de verre gradué long de 116 cm muni d’un bulbe à sa base afin de suivre le mouvement de l’eau durant le processus de congélation. Le temps était mesuré à l’aide d’un pendule calibré pour effectuer 65 oscillations par minutes. L’expérience consistait à verser de l’eau liquide dans le tube et à noter dans une table le niveau atteint par l’eau sur le verre gradué. On obtenait ainsi un état qualifié de «naturel». Lorsqu’on plongeait le tube dans la glace, on observait une élévation du niveau d’eau dans le tube que l’on savait due à une contraction du verre suite au refroidissement et non à une dilatation de l’eau. Afin de conserver une température suffisamment basse on ajoutait de l’alcool et du sel sur la glace entourant le tube. Après ce «saut après immersion», une troisième phase surnommée «la chute» était observée correspondant à la descente lente de l’eau dans le tube refroidi. L’étape suivante connue sous l’appellation du «point de repos» correspondait au moment où les académiciens n’observaient plus aucun changement du volume de l’eau. Une fois franchie cette étape, la phase «d’élévation» survenait au cours de laquelle on voyait l’eau remonter lentement dans le tube. Puis, brusquement de manière très surprenante, il y avait le «saut à la congélation» marqué par un changement très rapide du volume de l’eau et qui provoquait immanquablement l’éclatement du tube en verre.

Ce comportement très surprenant de l’eau liquide continue à faire couler beaucoup d’encre dans la littérature scientifique, y compris de nos jours. Il implique en effet que la glace flotte sur l’eau, ou autrement dit que la densité du liquide est supérieure à la densité du solide. En effet, on s’attend a priori à ce qu’il il y a moins de liaisons chimiques entre les atomes dans le liquide où règne une forte agitation thermique qui permet aux molécules de tourner sur elles-mêmes que dans le solide ou se mouvement de rotation ne peut pas avoir lieu. Comme il y a plus de liaisons dans le solide, on s’attend donc à un volume occupé plus faible puisque les liaisons chimiques rapprochent les atomes entre eux. Or c’est précisément l’inverse qui se produit dans l’eau en dessous de 4°C. Le liquide semble, malgré le tohu-bohu moléculaire qui règne dans cet état, former plus de liaisons qu’à l’état solide ou tout est bien rangé et ordonné et où le seul mouvement autorisé est une oscillation des atomes autour d’un point fixe. On remarquera incidemment que c’est grâce à cette anomalie qu’un lac ou un océan ne peut geler en profondeur. En effet, comme il se forme une couche de glace qui flotte sur le liquide, et comme la glace est un bon isolant thermique, l’eau sous la glace reste liquide même si la température extérieure est extrêmement basse. Pour mémoire, le record mondial absolu de basse température est de -89°C en Antarctique et celui de France Métropolitaine est de -41°C.

Pour l’isotopomère H2O16, le maximum de densité ρ = 999,972 kg·m-3 est observé pour une température T = 3,984°C, tandis que pour D2O16 on trouve  ρ = 1105,3 kg·m-3 à T = 11,185°C et aussi ρ = 1112,49 kg·m-3 à T = 4,211°C pour l’isotopomère H2O18. L’explication la plus simple de ce phénomène tient à la structure très particulière de la glace hexagonale qui est basée sur un empilement périodique d’entités pentamériques (H2O){H2O}4 qui fait qu’en raison de l’existence de la liaison hydrogène, chaque atome d’oxygène a exactement 4 voisins. Cette contrainte fait qu’il existe dans la structure beaucoup de vides sous la forme de canaux à structure hexagonale. Or, dans une maille du réseau de glace hexagonale on trouve 4 molécules d’eau qui ont un volume de l’ordre de 20 Å3 , ce qui fait que la matière occupe un volume total VM = 4⨯20 = 80 Å3. D’autre part, cette même maille a la forme d’un prisme droit à base hexagonale qui possède une hauteur c = 7,357 Å et pour laquelle chaque côté de l’hexagone mesure 4,519 Å. Le volume de ce prisme est donc V = a2⨯c⨯/2 ≈ 130 Å3, soit une proportion de vide 100⨯(V - VM)/V = 100⨯(130 - 80)/130 ≈ 39%. Lors de la fusion, la contrainte de réseau disparaît et en raison de la forme quasi-sphérique de la molécule d’eau, on peut s’attendre à ce qu’elles s’empilent de manière aléatoire. Or on sait qu’un empilement compact aléatoire de sphères génère 36% de vide et sera donc plus dense que l’empilement cristallin qui lui a 39% de vide. L’anomalie n’en est donc pas vraiment une mais provient simplement du fait que la liaison hydrogène doit être parfaitement linéaire à l’état solide en raison du groupe de haute symétrie du cristal, alors qu’elle peut se couder légèrement à l’état liquide pour satisfaire la contrainte d’empilement compact aléatoire. Si la liaison hydrogène n’existait pas, l’empilement compact cristallin pourrait atteindre sa compacité maximum qui correspond à seulement 26% de vide. Dans ce cas, comme l’empilement aléatoire compact ne peut en aucun cas réduire son vide en dessous de 36%, il en découle que le solide est bien toujours plus dense que le liquide. C’est donc bien l’existence de la liaison hydrogène associée à une haute symétrie cristalline en raison de la quasi-sphéricité de la molécule d’eau qui explique de manière satisfaisante ce «mystère» de l’eau liquide.


Ayant clarifié ce point, on comprendra aisément que cette liaison hydrogène va systématiquement rendre «anormale» l’eau liquide par opposition aux autres liquides qui n’ont pas cette capacité à former des liaison hydrogène. Considérons par exemple comment varie la compressibilité isotherme de l’eau liquide en fonction de la température:
Comme on le sait, ce coefficient thermodynamique noté βest proportionnel aux fluctuations quadratiques moyennes du volume. Pour un liquide normal, non associé par liaison hydrogène, on s’attend à ce que les fluctuations en volume et par voie de conséquence βT augmentent de manière monotone avec la température. Ici on voit que c’est le cas au dessus d’une température T = 46,5°C. La remontée du coefficient lorsque T < 46,5°C montre que de fortes fluctuations de volume sont également possibles à basse température, ce qui est a priori assez surprenant. En fait, on retrouve la même explication que pour le maximum de densité, à savoir que lorsque la température s’abaisse, les liaisons hydrogènes ont tendance à devenir plus linéaires, ce qui signifie plus de vide disponible dans la structure. Il y a donc deux phénomènes en compétition, l’un qui correspond à une déformation angulaire des liaisons hydrogène d’autant plus marquée que la température est plus haute et qui tend à réduire le volume de vide offert aux molécules en mouvement. L’autre phénomène est un expansion radiale de ces même liaisons hydrogène qui est d’autant plus importante que la température est plus élevée et qui tend à augmenter le volume de vide offert aux molécules en mouvement. La décroissance de βT observée entre 0°C et 46,5°C signifie donc que c’est la déformation angulaire qui l’emporte sur l’étirement radial qui reste faible, alors qu’au contraire, au-delà de 46,5°C, les liaisons hydrogène ayant été pliées au maximum tolérable, c’est maintenant l’expansion radiale qui domine.

La figure ci-dessus montre une autre «anomalie» de l’eau concernant son coefficient d’expansion thermique isobare noté αp qui traduit les fluctuations croisées de volume et d’entropie. Pour un liquide normal, les fluctuations en volume augmentent avec la température, ainsi que les fluctuations d’entropie, puisque l’entropie augmente aussi lorsque le volume augmente. Ceci signifie que αp est a priori une quantité positive qui s’annule à très basse température (courbe en pointillé sur la figure ci-dessus). Dans le cas de l’eau, ce n’est pas le cas car αp  s’annule au voisinage de 4°C et devient négatif en dessous de cette température. Il s’ensuit que lorsque l’on chauffe un eau de température inférieure à 4°C, le liquide se contracte au lieu de se dilater. Une fois encore, cette «anomalie» est simple à expliquer si la température a pour effet principal de plier les liaisons hydrogène ce qui génère moins de vide et donc un volume plus petit au lieu de les étirer, ce qui créé du vide et donc entraîne une dilatation. 
Le fait que le coefficient d’expansion thermique isobare s’annule à 4°C, entraîne automatiquement l’égalité à cette même température entre les capacités calorifiques <(δS)2> ∝ Cp et CV mesurant les fluctuations quadratiques de température <(δT)2> ∝ 1/CV comme le montre la figure ci-dessous:

 On voit ainsi que l’eau liquide possède une capacité calorifique très élevée par rapport  d’autres liquides, qui à 25°C est très proche de la valeur théorique CV = 9R = 74,8 J·mol-1·K-1, attendue pour un réseau 3D d’oscillateurs non couplés et non quantifiés. Ce point est crucial pour ce qui concerne la vie, car grâce sa forte valeur de CV les fluctuations de température au sein des cellules qui sont gorgées d’eau ne peuvent être très importantes, ce qui assure au métabolisme cellulaire une excellente stabilité qu’il n’aurait pas avec un liquide de Cplus bas. Bien évidemment, ces fortes valeurs de capacité calorifiques témoignent de l’existence au sein de l’eau liquide d’un vaste réseau tridimensionnel extrêmement souple de liaisons hydrogène qui en raison de son caractère non périodique empêche la quantification du mouvement oscillatoire des molécules sur ce réseau. C’est cette non quantification qui permet d’atteindre la valeur théorique, alors que dans la glace la moitié des niveaux énergétiques vibrationnels sont hors d’atteinte à température ambiante en raison d’une bonne quantification assurée par la périodicité et la rigidité de ce même réseau de liaisons hydrogène. Dans le cas de l’eau vapeur, où ce réseau n’existe pas, on retrouve de fait une très basse capacité calorifique, ce qui démontre bien l’importance cruciale d’avoir un réseau apériodique comme dans le liquide, puisque l’on ne gagne que 6 J·mol-1·K-1 en passant de la vapeur où il n’y a pas de réseau à la glace hexagonale où le réseau est là mais parfaitement périodique.
Si la capacité calorifique à volume constant diminue de manière monotone avec la température, il n’en va pas de même de la capacité à pression constante qui présente elle un minimum au voisinage de T = 36°C. Comme  Cp mesure la capacité d’un système à faire fluctuer son entropie, et que l’entropie augmente avec la température, il est normal de s’attendre à ce que Cp augmente de manière monotone avec la température. Ce n’est visiblement pas le cas de l’eau liquide où en dessous de 36°C, les fluctuations d’entropie diminuent lorsque la température augmente. Comme toujours cette anomalie est facile à comprendre en terme de deux phénomènes qui sont en compétition lorsque la température augmente. À basse température l’énergie cinétique est principalement employée pour réduire l’angle moyen O-H...O des liaisons hydrogène à distance O...O à peu près constante. Ce pliage des liaisons hydrogène réduit le volume et rend l’eau plus dense et provoque alors une diminution mécanique d’entropie puisque l’entropie varie de manière parallèle au volume. L’entropie diminuant, les fluctuations de cette dernière diminuent aussi, ce qui explique la diminution de  Cp observée en dessous de 36°C. Au dessus de cette température, il n’est plus possible de plier les liaisons en raison des répulsions entre les nuages électroniques des atomes d’oxygène et par conséquent l’énergie cinétique est maintenant utilisée pour augmenter la distance moyenne O...O à angle O-H...O à peu près constant. Cet étirement des même liaisons hydrogène augmente donc le vide disponible et par voie de conséquence l’entropie comme dans tout liquide qui se respecte. L’entropie augmentant, ses fluctuations augmentent aussi, ce qui explique l’augmentation de  Cp observée au dessus de 36°C. Pour la biologie, cet état de fait est de la plus haute importance, car avoir une entropie qui fluctue fortement et donc un large Cp signifie être incapable de focaliser l’énergie sur des  niveaux quantiques bien définis, et donc être moins efficace par exemple lors de l’activité enzymatique. Ce n’est donc peut être pas un hasard, si la température de fonctionnement normal du corps humain, T = 37°C, soit très proche de la valeur où Cp prend sa valeur minimale, garantissant par là-même des fluctuations minimales au niveau de l’entropie.

Référence:
[1] Lorenzo Magalotti, «Saggi di Naturali Esperienze fatte nell'Accademia del Cimento sotto la protezione del Serenissimo Principe Leopoldo di Toscana e descritte dal segretario Lorenzo Magalotti», Giuseppe Cocchini, Firenze (1667), pp. 156.

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