mercredi 16 juillet 2014

Eau liquide (structure)

Il est impossible de représenter géométriquement la structure d’un liquide, car les molécules sont à la fois en agitation perpétuelle tout en restant en permanence collée les unes aux autres conférant une certaine structure à courte portée (< 1 nm) absente à l’état gazeux. À gauche de la figure ci-dessus, on voit une image de la structure de l’eau qui a été obtenue in silico par dynamique moléculaire à une échelle de temps qui est de l’ordre de la femtoseconde, soit 10-15 sec [1][2]. À une échelle de temps aussi brève, la structure se trouve figée, et il est alors possible d’identifier à quel type de grappe appartient une molécule donnée représentée ici par un point noir. On remarquera que tous les cas de figure allant de zéro à quatre liaisons hydrogène par molécule sont représentés, avec toutefois des poids statistiques différents (milieu) qui sont fonction de la température. On peut aussi faire la statistique en terme de circuits polygonaux à n-côtés non court-circuités comme représenté à droite. Ceci montre qu’il existe des cycles allant de quatre à onze molécules, les plus fréquents étant les cycles à 5 molécules que l’on retrouve à l’état solide dans les clathrates et de cycles à 6 molécules que l’on retrouve à l’état solide dans les glaces Ih, Ic, II, VII et VIII par exemple.
La figure donne aussi quelques données thermodynamiques que l'on va essayer d'interpréter en terme de liaison hydrogène. La première chose à faire est de comprendre pour quelle raison l’eau liquide existe dans un domaine assez étroit de température de l'ordre 100°C. C’est ici la notion de potentiel chimique qui s’avère la plus utile, car l’état d’équilibre entre eux phases se caractérise toujours par une égalité des potentiels chimiques. Par exemple, pour trouver la température d’équilibre entre un état A et un état B, il suffit d’écrire:
\[{\mu _A}({T_0}) + \frac{{d{\mu _A}}}{{dT}}\left( {T - {T_0}} \right) = {\mu _B}({T_0}) + \frac{{d{\mu _B}}}{{dT}}\left( {T - {T_0}} \right) \Rightarrow T - {T_0} = \frac{{{\mu _B}({T_0}) - {\mu _A}({T_0})}}{{\frac{{d{\mu _A}}}{{dT}} - \frac{{d{\mu _B}}}{{dT}}}}\]

Ainsi, pour l’équilibre liquide ↔ vapeur, on aura compte à T0 = 25°C = 298K:
\[T - {T_0} = \frac{{237,18 - 228,59}}{{188,7 - 69,9}} = 72K \Rightarrow T = 370K\]
De même, pour l’équilibre liquide ↔ glace, on aura:
\[T - {T_0} = \frac{{236,59 - 237,18}}{{69,9 - 44,8}} =  - 24K \Rightarrow T = 274K\]
On prévoit ainsi, que l’eau liquide n’existera qu’au dessus de T = 274 K = 1°C et en-dessous de T = 370K = 97°C. Le fait que l’on retrouve pas les points exacts de congélation (0°C) et d’ébullition (100°C) tient au fait que l’on a utilisé un développement au premier ordre en température du potentiel chimique, ce qui est une grossière approximation qui ne peut donner qu’un ordre de grandeur, proche de la réalité mais non exact en toute rigueur.
Considérons maintenant ce qui se passe lors de la fusion. La figure ci-dessus montre les résultats d’une simulation qui révèle que la fusion ne se fait pas de manière continue mais avec des paliers. La température de départ est ici T = 100K avec un vitesse de chauffe de 0,5K par picoseconde. Dans ces conditions, le réseau de la glace se trouve préservé (a) pendant les 100 premières picosecondes , soit T < 150K. À cette température un plan de cisaillement apparaît dans le réseau qui s’étend progressivement (b) et se stabilise au bout de 200 ps, soit T = 200K. La région en fusion recommence à grandir à partir de 290 ps et durant les 20 ps suivantes, il y a fusion totale (c). La température in silico est alors T = 255K au lieu de T = 273K, valeur expérimentale. Ceci démontre que les potentiels utilisés pour simuler le comportement de l’eau ne sont pas encore tout à fait satisfaisants. Le point remarquable est la relativement faible valeur de l’enthalpie de fusion qui révèle que lors de la fusion, il n’y a pas beaucoup de liaisons hydrogène qui sont brisées. En effet, sachant que chaque molécule d’eau est engagée en moyenne dans deux liaisons hydrogène ayant chacune une énergie de l’ordre de 20 kJ·mol-1, l’enthalpie de fusion qui correspondrait à rendre isolées les molécules devrait être d’environ 40 kJ·mol-1. Avec seulement 6 kJ·mol-1 absorbés, on est donc loin du compte et il est clair que cette énergie doit correspondre au pliage des liaisons hydrogène et non à leur étirement pour briser le pont.
On peut aussi regarder l’entropie de fusion, qui à la transition est égale au rapport entre l’enthalpie de fusion ∆Hfus  = 6006,8 J.mol-1 et la température de fusion Tf = 273,16 K, soit ∆Sfus =  6006,8/273,16 = 21,99 J.K-1.mol-1. Sur le plan microscopique cette valeur correspond à la mise en rotation des molécules d’eau, processus impossible à réaliser à l’état solide. Or on sait que  l’entropie de rotation pour une molécule d’eau ayant à tous ses niveaux énergétiques rotationnels est Srot = 95,35 J·mol-1·K-1. On voit donc, que la rotation dans le liquide est relativement gênée, d’une part pour des raisons quantiques qui tiennent à la faible masse molaire de la molécule, mais aussi à cause de la présence d’un réseau 3D de liaisons hydrogène qui gêne le processus de rotation. Si l’on passe de 273,16K = 0°C à 298,15K = 25°C, l’entropie augmente encore de 6,615 J·K-1·mol-1. D’un point de vue microscopique, le mécanisme de cette rotation a été étudié in silico par dynamique moléculaire [3]. Comme le montre la figure ci-dessous, la molécule d’eau qui veut se mettre en rotation doit casser une liaison hydrogène avec l’un des atomes d’oxygène appartenant à sa couche de premiers voisins. 
Ici, les traits de couleur verte représentent les liaisons hydrogène au sein d’une grappe de 3 molécules contenant un atome d’oxygène  normal O* lié à un dimère contenant deux atomes d’oxygène, Oa qui contient une liaison hydrogène de plus (5) que la normale (4) et Ob qui contient une liaison hydrogène de moins (3) que la normale (4). Lorsque, suite aux fluctuations thermiques, une telle situation (A) se rencontre, Oa va chercher à s’éloigner de O* tandis que Ob au contraire va chercher à se rapprocher de O*. Lorsque Oa et Ob sont équidistants de O*, l’atome d’hydrogène H* se trouve en bifurcation et peut changer de partenaire en s’orientant vers Ob (B). Ce mouvement fait que Oa possède maintenant 5 liaisons hydrogène alors que c’est Oa qui n’en possède plus que 3 (C). Tout se passe donc comme si Oa et Ob avaient échangé leur positions alors qu’en fait aucun atome d’oxygène n’a bougé!!! Bien évidemment, un peu plus tard, les fluctuations thermiques vont rétablir un voisinage normal à quatre voisins pour Oa et Ob.  Par conséquent, si l'atome de première couche est lié à un atome d’oxygène appartenant à la couche de seconds voisins de l’atome en rotation qui possède lui une liaison de moins (3) que la normale, la coupure de la liaison hydrogène et la rotation moléculaire vont se faire de manière concertée et non de manière séquentielle comme on pourrait naïvement le croire. La réorientation des molécules d’eau dans le liquide se fait donc  via des sauts angulaires de large amplitudes et non par des petits pas diffusifs comme dans les liquides ordinaires.
Une dernière grosse augmentation d’entropie se produit à l’ébullition, lorsqu’on libère les degrés de liberté de translation avec ∆Svap(298,15K, 0,1 MPa) = 118,895 J·K-1·mol-1. La valeur de l’enthalpie de vaporisation étant à peu près égale à deux fois l’énergie d’une liaison hydrogène, on comprend que cette vaporisation détruise de manière irréversible le réseau 3D qui avait résisté à la fusion. La même remarque s’applique à l’enthalpie de sublimation de la glace qui correspond au passage direct d’un réseau 3D de liaisons hydrogène rigides à une phase vapeur où il n’y a plus de liaisons hydrogène. Si l’on soustrait l’enthapie de vaporisation de l’enthalpie de sublimation, on trouve ∆H = 10,4 kJ·mol-1, ce qui donne une idée de l’énergie qui est nécessaire de fournir pour plier les liaisons hydrogène lors de la fusion. 

Références

[1] Rahman A. & Stillinger, F.H. (1973), «Hydrogen bond patterns in liquid water», J. Am. Chem. Soc., 95 (1973) 7943-7948.
[2] Stillinger F.H. (1980), «Water revisited», Science, 209 (1980) 451-457.
[3] D. Laage &  J.T. Hynes (2006), «A molecular jump mechanism of water reorientation», Science, 311 (2006) 832-835.

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