jeudi 8 mai 2014

Échelle de Kelvin

La question qui fut posée par William Thomson, futur Lord Kelvin, en 1848 était de savoir si, parmi toutes les fonctions monotones Θ(θ) correspondant à tous les échelles de température empiriques possibles et imaginables, on pouvait en trouver une T(θ) formant un facteur intensif de la chaleur Q et pour laquelle on pourrait factoriser cette dernière sous la forme dQ = T·dS, avec S(U,V) une nouvelle fonction d’état thermodynamique qui agirait comme une sorte de «volume» pour la chaleur. Si la réponse à cette question était affirmative, une telle échelle de température, dite de Kelvin, serait d’une grande utilité théorique puisque les lois de la thermodynamique prendrait alors leur forme la plus simple. Or pour que la fonction S que je cherche soit une fonction d’état, il faut impérativement qu’elle soit une différentielle totale exacte, ce qui n’est pas le cas de la différentielle dQ, qui selon le premier principe de la thermodynamique peut s'écrire dQ = dU + p·dV. En effet, si j’intègre cette expression entre deux états d’équilibre 1 et 2, il vient:\[\int_1^2 {dQ} = {U_2} - {U_1} + \int_1^2 {p\cdot dV} \]L’intégration du terme dW = p·dV dépend manifestement du chemin connectant l’état initial à l’état final. Ceci signifie tout simplement que la notion de quantité de chaleur Q emmagasinée dans un corps ou de quantité de travail W n’ont aucun sens puisque comme l’a bien montré le comte Rumford, on peut tirer par frottement d’un simple canon autant de chaleur que l’on veut (intégrale de dQ) simplement en tournant le canon (intégrale de dW). Si je tourne indéfiniment le canon, la quantité de chaleur produite sera elle aussi infinie. En fait comme l’impose le premier principe, la seule quantité bien définie et qui a un sens dans un corps c’est l’énergie totale U somme de la chaleur et du travail mécanique. Donc si l’on veut que la fonction S(U,V) soit une fonction d’état, il faut que cette fameuse température de Kelvin T soit un facteur intégrant qui transforme la différentielle de chaleur dQ = dU + p·dV en une différentielle totale exacte via un facteur T multiplicatif, soit dQ = T·dS ⇒ dS(U,V) = (1/T)·dU + (p/T)·dV. Or le problème de trouver un tel facteur intégrant est un problème purement mathématique qui peut être résolu indépendamment des propriétés de toute substance particulière. Si w(U,V) est un tel facteur intégrant, alors le premier principe peut être réécrit dS(U,V) = w·dU + w·p·dV avec les conditions suivantes: \[w = {\left( {\frac{{\partial S}}{{\partial U}}} \right)_V},w\cdotp = {\left( {\frac{{\partial S}}{{\partial V}}} \right)_U},\frac{{{\partial ^2}S}}{{\partial U\partial V}} = \frac{{{\partial ^2}S}}{{\partial V\partial U}}\]
On trouve ici les fameuses dérivées partielles qui fourmillent dans n’importe quel livre de thermodynamique qui se respecte. Ceux qui ne sont pas à l’aise avec cette notion doivent impérativement lire ou relire la page suivante. Rappelons pour les étourdis que les deux dérivées premières découlent d’une part de l’écriture du premier principe exprimé en fonction du facteur intégrant w et d’autre part du fait que l’on considère S comme un fonction de deux variable U et V et qu’en toute généralité pour toute fonction de deux variables f(x,y) l’on peut toujours a priori écrire que:
\[f(x,y) \Rightarrow df = {\left( {\frac{{\partial f}}{{\partial x}}} \right)_y}\cdot dx + {\left( {\frac{{\partial f}}{{\partial y}}} \right)_x}\cdot dy\]
La dernière égalité impliquant des dérivées seconde garantit elle le fait que la fonction S sera bien une différentielle totale exacte et que l’on pourra donc toujours écrire que: \[\int_1^2 {dS}  = {S_2} - {S_1}\] quelque soit le chemin d’intégration suivi. Si maintenant j’applique cette dernière égalité aux deux dérivées premières, je trouve que la fonction w que je recherche doit satisfaire à l’équation:
\[\frac{{{\partial ^2}S}}{{\partial U\partial V}} = {\left[ {\frac{{\partial (w\cdotp)}}{{\partial U}}} \right]_V} = p\cdot{\left( {\frac{{\partial w}}{{\partial U}}} \right)_V} + w\cdot{\left( {\frac{{\partial p}}{{\partial U}}} \right)_V} = {\left( {\frac{{\partial w}}{{\partial V}}} \right)_U} = \frac{{{\partial ^2}S}}{{\partial V\partial U}}\]
Comme il existe beaucoup de fonctions obéissant à un telle équation, le plus simple est de chercher celles qui que ne dépendent que de la température empirique θ, soit: \[{\left( {\frac{{\partial w}}{{\partial V}}} \right)_U} = \frac{{dw}}{{d\theta }}\cdot{\left( {\frac{{\partial \theta }}{{\partial V}}} \right)_U} = {\mu '_U}\cdot\frac{{dw}}{{d\theta }},{\left( {\frac{{\partial w}}{{\partial U}}} \right)_V} = \frac{{dw}}{{d\theta }}\cdot{\left( {\frac{{\partial \theta }}{{\partial U}}} \right)_V} = \frac{1}{{{{C'}_v}}}\cdot\frac{{dw}}{{d\theta }}\]
où pour ne pas alourdir trop l’écriture, j’ai introduit deux coefficients numériques µ’U et C’V qui sont de simples nombres a priori mesurables expérimentalement. Par exemple le nombre C’V s’appelle capacité calorifique isochore puisque de par sa définition en terme de dérivée partielle il correspond à la variation d’énergie interne U lorsque je varie la température θ en gardant le volume constant V. Ce nombre est aisément mesurable s’il l’on dispose d’un calorimètre travaillant à volume constant. Le second coefficient µ’U s’appelle coefficient de Joule-Thomson  isoénergétique et m’indique quelle sera la variation de température θ du système lorsque je varie son volume V à énergie interne U constante. Ce coefficient est aisément mesurable pour des gaz en réalisant une détente de Joule-Gay-Lussac qui consiste à mesurer la variation de température que subit le gaz lorsqu’il se détend dans le vide:

Expérience de détente isoénergétique de Joule-Gay-Lussac pour la mesure du coefficient de Joule-Thompson  isoénergétique µU = (∂T/ ∂V)U.

Comme il n’y a aucun échange de travail ou de chaleur avec l’extérieur, la transformation se fait bien à énergie interne constante d’où l’emploi du qualitatif «isoénergétique». Si je reporte ces deux expressions dans la condition de différentielle totale exacte, il vient que: \[w\cdot{\left( {\frac{{\partial P}}{{\partial U}}} \right)_V} = \frac{{dw}}{{d\theta }}\cdot\left( {{{\mu '}_U} - \frac{p}{{{{C'}_V}}}} \right)\]
\[ \Rightarrow \frac{{dw}}{w} = \frac{{{{\left( {\frac{{\partial P}}{{\partial U}}} \right)}_V}\cdot{{\left( {\frac{{\partial U}}{{\partial \theta }}} \right)}_V}}}{{{{C'}_V}\cdot{{\mu '}_U} - p}}\cdot d\theta \]
\[ \Rightarrow \frac{{d\ln w}}{{d\theta }} = \frac{{{{\left( {\frac{{\partial P}}{{\partial \theta }}} \right)}_V}}}{{{{C'}_V}\cdot{{\mu '}_U} - p}} = \frac{{{{\beta '}_V}}}{{{{C'}_V}\cdot{{\mu '}_U} - p}}\]
où j’ai introduit le coefficient de pression thermique isochore β’V qui décrit la variation de pression que subit le système lorsque je fais varier sa température en maintenant le volume constant. Si maintenant je change d’échelle de température et si j’appelle τ(θ) la fonction monotone croissante permettant de passer de l’échelle empirique θ l’échelle empirique τ, j’aurais de nouvelles valeurs C’’V et µ’’U, mais le produit de la capacité calorifique isochore par le coefficient de Joule-Thompson isoénergétique restera le même car en raison de la règle de dérivation en chaîne:\[{C''_V} = {\left( {\frac{{\partial U}}{{\partial \tau }}} \right)_V} = \frac{{d\theta }}{{d\tau }}\cdot{\left( {\frac{{\partial U}}{{\partial \theta }}} \right)_V},{\mu ''_U} = {\left( {\frac{{\partial \tau }}{{\partial V}}} \right)_U} = \frac{{d\tau }}{{d\theta }}\cdot{\left( {\frac{{\partial \theta }}{{\partial V}}} \right)_U} \Rightarrow {C''_V}\cdot{\mu ''_U} = {C'_V}\cdot{\mu '_U}\]
Soit donc λ = CV·µU - p, cette quantité qui ne dépend pas de l’échelle empirique de température choisie, le seul terme qui changera dans l’expression précédente sera le numérateur, soit toujours en raison de la règle de dérivation en chaîne: \[\frac{{d\ln w(\tau )}}{{d\tau }} = \frac{1}{\lambda }\cdot{\left( {\frac{{\partial P}}{{\partial \tau }}} \right)_V} = \frac{1}{\lambda }\cdot\left( {\frac{{d\theta }}{{d\tau }}} \right){\left( {\frac{{\partial P}}{{\partial \theta }}} \right)_V} = \left( {\frac{{d\theta }}{{d\tau }}} \right)\cdot\frac{{d\ln w(\theta )}}{{d\theta }}\]
\[ \Rightarrow d\ln w(\tau ) = d\ln w(\theta )\]
Il en découle que les deux facteurs intégrants ne peuvent différer que par une constante multiplicative : w(τ) = C·w(θ) qui correspond à ma liberté de choisir une unité donnée pour mesurer la température. Une fois fixée cette unité, je suis sûr qu’il n’existe qu’une et une seule échelle de température T(θ) = 1/w(θ) qui possède la propriété de transformer la différentielle dS = dQ/T en une différentielle totale exacte.
Étant assuré de l’existence et de l’unicité de cette échelle de température T, on peut se poser maintenant la question de réaliser pratiquement cette échelle de température. Soit donc la transformation où un volume de gaz se détend dans le vide sans changer de température et donc pour lequel le coefficient de Joule-Thompson isoénergétique µ’U s’annule. Dans ces conditions particulièrement simples j’ai λ = -p, soit en intégrant la relation précédente entre deux états d’équilibre 1 et 2: \[\int_1^2 {d\ln \left( {\frac{1}{T}} \right)}  = \left[ { - \ln T} \right]_{{T_1}}^{{T_2}} =  - \int_1^2 {\frac{1}{p}} \cdot{\left( {\frac{{\partial p}}{{\partial \theta }}} \right)_V}\cdot d\theta  = \left[ { - \ln p} \right]_{{p_1}}^{{p_2}} \Rightarrow \frac{{{T_2}}}{{{T_1}}} = \frac{{{P_2}}}{{{P_1}}}\]
Par conséquent, pour tout thermomètre basé sur une substance telle que son coefficient de Joule-Thompson isoénergétique soit nul et fonctionnant à volume constant, la pression mesurée sera directement proportionnelle à la température au sens de Kelvin. Une telle substance s’appelle un gaz parfait et correspond au comportement de la plupart des gaz réels loin de leur point de condensation. Si pour les raisons invoquées plus haut, on ne souhaite pas travailler à volume constant, il suffit d’exprimer le premier principe au moyen de la fonction d’état enthalpie H et de refaire exactement le même raisonnement en introduisant de nouveaux coefficient numériques: \[{\alpha '_P} = \frac{1}{V}\cdot{\left( {\frac{{\partial V}}{{\partial \theta }}} \right)_p},{C'_P} = {\left( {\frac{{\partial H}}{{\partial \theta }}} \right)_p},{\mu '_H} = {\left( {\frac{{\partial \theta }}{{\partial p}}} \right)_H}\]
Le premier coefficient s’appelle coefficient de dilatation thermique isobare mesurable au moyen d’un dilatomètre, le second capacité calorifique isobare mesurable au moyen d’un calorimètre travaillant sous pression constante et le dernier est le coefficient de Joule-Thompson isenthalpique qui m’indique quelle sera la variation de température θ du système lorsque je varie sa pression p à enthalpie H constante. Ce coefficient est aisément mesurable pour des gaz en réalisant une détente de Joule-Thomson qui consiste à mesurer la variation de température que subit le gaz dans un tuyau calorifugé où une surpression est compensée par un étranglement, en général une simple bourre de coton:

Expérience de Joule-Thomson de détente laminaire stationnaire et lente réalisée en faisant passer un flux de gaz au travers d'un tampon (ouate ou soie grège) dans une canalisation calorifugée et horizontale, la pression régnant à gauche et à droite du tampon étant différente. Cette expérience permet de mesurer le coefficient de Joule-Thompson isenthalpique d’un gaz µH = (∂T/ ∂p)H.

Comme la détente est adiabatique (Q = 0) et que dU = -d(p·V), la transformation se fait bien à enthalpie constante puisque dH = d(U + p·V) = 0, d’où l’emploi du qualitatif «isenthalpique». De nouveau, toutes les quantités sont primées pour indiquer qu’elles se réfèrent à la température empirique θ. Compte tenu de ces nouvelles définitions, le calcul du facteur intégrant conduira à: \[\frac{{d\ln w}}{{d\theta }} =  - \frac{{{{\alpha '}_P}}}{{1 + {{C'}_P}\cdot{{\mu '}_H}/V}}\]
\[{\mu '_H} = 0 \Rightarrow \left[ { - \ln T} \right]_{{T_1}}^{{T_2}} =  - \int_1^2 {\frac{1}{V}} \cdot{\left( {\frac{{\partial V}}{{\partial \theta }}} \right)_p}\cdot d\theta  = \left[ { - \ln V} \right]_{{V_1}}^{{V_2}} \Rightarrow \frac{{{T_2}}}{{{T_1}}} = \frac{{{V_2}}}{{{V_1}}}\]
Par conséquent, pour tout thermomètre basé sur une substance telle que son coefficient de Joule-Thompson isenthalpique soit nul et fonctionnant à pression constante, le volume mesuré sera directement proportionnelle à la température au sens de Kelvin. On notera que l’on peut également utiliser n’importe quelle substance, mais dans ce cas il faudra mesurer au laboratoire les coefficients β’V, C’V et µ’U pour le thermomètre travaillant à volume constant ou les coefficients α’P, C’P et µ’H pour le thermomètre travaillant à pression constante: \[\frac{{{T_2}}}{{{T_1}}} = \exp \left[ {\int_{{\theta _1}}^{{\theta _2}} {\frac{{{{\beta '}_V}\cdot d\theta }}{{p - {{C'}_V}\cdot{{\mu '}_U}}}} } \right] = \exp \left[ {\int_{{\theta _1}}^{{\theta _2}} {\frac{{{{\alpha '}_P}\cdotd\theta }}{{1 + \left( {{{C'}_P}\cdot{{\mu '}_H}/V} \right)}}} } \right]\]
L’ennui est qu’il faut aussi déterminer comment tous ces coefficients varient avec la température empirique, et on comprend donc tout l’intérêt d’utiliser plutôt un gaz parfait car dans ce cas il suffit juste de mesurer la pression ou le volume pour avoir accès à la température au sens de Kelvin.

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