jeudi 8 mai 2014

Chaleur et Calorique


Joseph Black fut le premier scientifique à faire la distinction entre chaleur et température. Les expériences de Black furent à l’origine du premier calorimètre à glace (à droite) utilisé par Antoine Lavoisier et Pierre Simon de Laplace durant l’hiver 1782-1783. Black avait aussi observé que si l’application de chaleur à de la glace fondante ne provoquait aucune augmentation de température, cela faisait en revanche augmenter la quantité de liquide.

Le fait de posséder un thermomètre a permis au chimiste anglais Joseph Black de remarquer que lorsqu’on sépare deux corps qui possèdent un température différente par une paroi, leur différence de température peut être maintenue pendant une durée plus ou moins longue selon la nature chimique du matériau constituant cette paroi. Des matériaux comme le bois, l’amiante, des céramiques poreuses (et de nos jours toutes les matières plastiques poreuses) permettaient de conserver l’écart de température assez longtemps. À l’opposé, il constata qu’une paroi en cuivre ou en argent provoquait une égalisation très rapide des températures.
En thermodynamique, on appelle donc adiabatique une paroi idéale qui possède la propriété de maintenir un écart de température pendant une durée infinie. Le vase de Dewar ou la bouteille thermos sont de bons exemples d’un récipient adiabatique. ils possèdent une paroi formée de deux couches de verre argenté semblable aux miroirs qui sont séparées par du vide. En revanche une paroi qui permet d’atteindre très rapidement l’équilibre thermique est dite diathermique. En général les meilleurs matériaux diathermiques sont les métaux, tandis que les meilleurs matériaux adiabatiques sont les isolants électriques. La raison de cet état de fait est une conséquence directe de la mécanique quantique comme on le verra par ailleurs.
Puisqu’un corps entouré d’une enceinte adiabatique est capable de rester à la même température indéfiniment, il en découle qu’une enceinte adiabatique est un moyen d’isoler un système thermodynamique du reste de l’univers. Cela donne alors l’idée d’étudier comment interagissent sur le plan thermique deux corps placés dans une telle enceinte munie d’un thermomètre, dispositif connu sous le nom de calorimètre. Soit donc un calorimètre rempli d’une certain volume d’eau VW à la température θ1 dans laquelle on plonge une substance étrangère telle qu’un morceau de fer de volume VI et de température θ2 supérieure à θ1. Une fois l’équilibre thermique atteint, le thermomètre du calorimètre affichera une certaine valeur θ0. Si je répète l’expérience avec des mêmes volumes mais avec des températures initiales  θ’1 et θ’2 différente, j’obtiendrais une autre température d’équilibre θ’0. Sous la réserve que les écarts de température mis en jeu soient relativement faible, je pourrais constater que les valeurs de ces différentes températures sont telles que: \[\frac{{{\theta _2} - {\theta _0}}}{{{\theta _0} - {\theta _1}}} = \frac{{{{\theta '}_2} - {{\theta '}_0}}}{{{{\theta '}_0} - {{\theta '}_1}}}\]
Ceci m’apprend donc que les rapports des écarts de température pour une expérience donnée ne dépendent en aucune manière du choix des températures initiales. Si maintenant le change les masses d’eau MW et de fer MI mises en jeu, je constaterais que ce rapport reste toujours indépendant des températures de départ, mais se trouve être proportionnel à la masse d’eau et inversement proportionnel à la masse de fer: \[\frac{{{\theta _2} - {\theta _0}}}{{{\theta _0} - {\theta _1}}} = \frac{{{M_W}}}{{{K_I}\cdot{M_I}}}\]
où KI est une contante traduisant la relation de proportionnalité. Si je remplace le fer par du cuivre, la même relation de proportionnalité reste valable mais il me faut alors utiliser une autre constante KC de valeur différente de KI. Ces deux constantes traduisent donc une propriété spécifique au fer et au cuivre et comme elles interviennent dans des échanges de chaleur, on les appellent chaleurs spécifiques des substances en question. D’après leur définition, il en découle que la chaleur spécifique de l’eau KW doit être considérée comme étant égale à l’unité. 
J’ai à présent accumulé suffisamment de données expérimentales pour commencer à réfléchir comme le fit Joseph Black au XVIIIème siècle. Il est par exemple facile de voir que la relation précédente peut être réécrite sans perte de généralité sous la forme KW·MW·(θ01) + KI·MI·(θ02) = 0, puisque KW = 1. Cette nouvelle forme suggère immédiatement de retourner au laboratoire pour vérifier qu’en prenant n substances différentes de chaleur spécifiques {K1,...,Kn} portées à des températures {θ1,...,θn} et donnant après mise en contact dans un calorimètre la même température finale θ0, on a bien: \[\sum\limits_{i = 1}^n {{K_i}\cdot{M_i}\cdot\left( {{\theta _0} - {\theta _i}} \right)}  = 0\]
Ceci est un nouvel exemple de la puissance du zéro à exprimer des lois fondamentales de la nature via la conservation dans le changement de certaines quantités physiques. En effet, soit A une quantité physique échangeable et apte à se répartir avec une quantité Ai entre n unités formant un tout. Lorsque ces différentes unités sont mises en interaction, elles vont échanger entre elles une certaine quantité de A jusqu’à ce qu’un état d’équilibre soit atteint où chaque unité aura une quantité de A notée A’i. Si la quantité A se conserve, alors il est clair que l’on peut exprimer cette notion de conservation par la relation: \[\sum\limits_{i = 0}^n {({{A'}_i} - {A_i})}  = \sum\limits_{i = 0}^n {\Delta {A_i}}  = 0\]
À titre d’exemple, on sait depuis Bergman et Lavoisier que la masse totale reste invariante dans toute réaction chimique, principe immortalisé par la fameux adage «rien ne se perd, rien ne se créée, tout se transforme», et qui peut donc s’écrire en faisant A = M: \[\sum\limits_{i = 1}^n {\Delta {M_i}}  = 0\]
où Mi est la masse du composant chimique numéro i. Dans le cas des échanges thermiques au sein d’un calorimètre, quelle est donc cette nouvelle quantité qui se conserve? Sur un plan mathématique il s’agit de par la relation trouvée précédemment entre les chaleurs spécifiques, les masses et les températures du produit Qi = Ki·Mi·θi. Toutefois, on notera que notre relation a été établie dans le cas d’écarts de température pas trop importants. Si l’on souhaite la généraliser à tout écart de température, il suffit de considérer des écarts de température infiniment petits et de sommer les quantités différentielles dQi = Ki·Mi·dθi. sur tout l’intervalle de température concerné aboutissant à la relation générale: \[\Delta {Q_i} = \int_{{\theta _i}}^{{\theta _0}} {{K_i}(\theta )\cdot{M_i}\cdot d\theta } \]
Dans le cas où les chaleurs spécifiques restent constantes dans l’intervalle de température exploré, on retrouve bien la loi de tout-à-l’heure. Cette relation ayant été établie, il reste à démontrer qu’elle s’applique à toute matière solide, liquide ou gazeuse et qu’elle ne dépend pas de la manière dont on calibre les thermomètres. De fait, à ce jour, aucun contre-exemple n’a pu être amené d’un thermomètre ou d’une combinaison de substance mettant en défaut cette relation.

Face aux faits expérimentaux accumulés par Joseph Black, les considérations purement philosophiques du XVIIème siècle émise par Francis Bacon ou Isaac Newton faisaient bien pâle figure. Les expériences calorimétrique de Black montraient de manière convaincante que température et chaleur étaient deux notions différentes, la première caractérisant un certain état thermique et la deuxième mesurant la quantité d’un certain fluide échangé entre des substances matérielles. Au cours de ses expériences Black remarqua aussi  que s’il chauffait de la glace, la température restait constante et avait pour effet principal d’augmenter la quantité d’eau liquide au détriment de la quantité de glace qui diminuait. De même, l’application de chaleur à de l’eau bouillante ne provoquait pas une augmentation de la température du mélange eau/vapeur, mais entraînait  plutôt une augmentation de la quantité de vapeur au détriment de la quantité de liquide. Black nomma chaleur latente de fusion et chaleur latente de vaporisation, ces quantités de chaleur qu’il fallait fournir pour liquéfier complètement un solide ou vaporiser complètement un liquide. Tous ces résultats suggéraient que la chaleur était une espèce de fluide indestructible ayant une affinité variable pour les substances matérielles qui l’absorbait. En 1887, Antoine Lavoisier donna à ce fluide le nom de calorique, qui dérive du latin calor signifiant chaleur, et qui lorsqu’il était absorbé par la matière entraînait une certaine expansion volumique de cette dernière. Lorsqu’on s’aperçut qu’une même quantité de calorique entraînait des variations de volumes différentes selon la substance étudiée, on supposa de manière naturelle que la calorique était compressible et se trouvait retenu dans des substances différentes sous des états de pression différents. Plus problématique était l’observation expérimentale que lors de la fusion de la glace, ou bien lors du chauffage de matériaux, ou encore lors de réactions chimiques absorbant de la chaleur il n’y avait aucune variation de masse. Cela signifiait soit que le calorique avait lui-même une masse nulle, soit que sa densité était si faible qu’elle ne pouvait être mesurée avec les balances de l’époque pourtant capables de détecter une variation de masse d’une partie par million.
La première fissure sérieuse dans la théorie du calorique apparût lorsqu’en 1798 Benjamin Thompson, comte Rumford fût nommé à la tête d’une fabrique de canons en Bavière. En effet, pour chaque pièce, on commençait par couler l’ébauche de la forme voulue, puis on perçait le métal massif de façon à calibrer l’âme du canon. Un outil d’alésage à rotation rapide servait à racler et à creuser le métal de l’intérieur. Évidemment, le canon et l’outil s’échauffant, il fallait constamment les refroidir en les arrosant d’eau. Or la clé de voûte de la théorie du calorique était qu’il était absolument impossible de détruire ou de créer un tel fluide. Pour sauver la face, les partisans du calorique expliquaient que lors de l’alésage du canon, il y avait formation de copeaux métalliques et que le calorique s’écoulait de ces copeaux. Pour contrer cette explication, Rumford demanda à ses ouvriers de lui trouver un foret complètement émoussé à partir duquel il n’était plus possible de former des copeaux. Il enfonça de force ce foret usagé dans le fût d’un canon de cuivre qu’il plaça dans un caisson de bois entouré de plusieurs dizaines de litres d’eau, puis il fit tourner le fût autour du foret fixe à l’aide d’un attelage de chevaux:

La température de l’eau s’éleva progressivement et au bout de deux heures et 30 minutes, l’eau se mit à bouillir sans qu’il y ait production d’un seul copeau! De plus, Rumford montra que tant que l’on produisait du travail en faisant tourner le fût du canon, on pouvait produire de la chaleur, et ce en quantité inépuisable... À la fin de l’expérience, il pût également montrer que compte tenu de la quantité de chaleur dégagée, il y avait de quoi faire fondre le canon dans son entier si d’aventure on pouvait faire revenir le calorique perdu à l’intérieur de ce dernier.
Les expériences de Rumford montraient donc que la calorique n’était pas conservé puisqu’il pouvait être créé à volonté et sans limitation par simple frottement de deux objets l’un sur l’autre. Se posant la question de savoir quelle pouvait bien être la chose qui pouvait être ainsi produite sans limite à partir d’un travail mécanique, il en vint à la conclusion logique que cela ne pouvait être que du mouvement, et qu’il y avait donc équivalence entre chaleur et mouvement. Comme toujours en sciences, face à une observation isolée qui remet en cause  toute une théorie, la communauté scientifique préfère conserver la théorie en restreignant son domaine de validité, plutôt que de ne plus avoir de théorie du tout...
On tira donc un voile pudique sur les observations de Rumford qui après tout était un bien drôle de personnage, ayant épousé à l’âge de 17 ans une riche veuve deux fois plus âgée que lui pour l’abandonner sans remords après la guerre d’indépendance, trahissant sa patrie d’origine, les États-Unis pour se réfugier en Angleterre, où il se mit au service de tous les gouvernements moyennant rétribution financière pour les trahir aussitôt en vendant au plus offrant les secrets auxquels il avait accès... Pour un scientifique de l’époque, il était difficile d’avoir confiance dans un tel personnage qui prétendait que le principe de conservation du calorique abondamment vérifiée par toutes les mesures calorimétrique était une vaste fumisterie, incompatible avec l’alésage des fûts de canons.
Ignorant superbement les observations de Rumford, le chimiste et physicien français Nicolas Clément dérive en 1824 du terme calorique le terme calorie pour désigner l’unité de quantité de chaleur. Historiquement,  cette calorie était la quantité de chaleur nécessaire pour élever de 1° centigrade la température de 1 kilogramme d'eau. Toutefois, la mesure exacte de cette calorie était difficile, car sa valeur dépendait de la température à laquelle la mesure était effectuée (4°C, 15°C ou 20°C), des conditions expérimentales, etc... La définition fut donc améliorée en spécifiant que la calorie était la quantité de chaleur nécessaire pour élever 1 gramme d'eau dégazée de 14,5℃ à 15,5℃ sous pression atmosphérique normale. Selon cette nouvelle définition, la calorie valait donc 1/1000 de sa valeur précédente. Pour lever les ambiguïtés, on appela grande calorie (symbole Cal) la valeur mesurée sur 1 kilogramme d'eau et petite calorie, ou simplement calorie (symbole cal) la valeur mesurée sur 1 gramme d'eau, soit : 1 Cal = 1000 cal = 1 kcal. Toutefois, les habitudes faisant, les ambiguïtés ont perduré et, même de nos jours, en diététique, on parle encore de "calorie" pour dire "grande calorie".

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